~ trois ans plus tôt, Colorado Springs
Tu te lèves pour aller rejoindre l’ambon ; c’est à toi maintenant de prendre la parole, tu sais qu’elle l’aurait voulu, et tu te bats contre toi-même pour ne pas laisser transparaître tes émotions, ce chagrin qui te broie les entrailles. Tu refuses de pleurer, parce que ce n’est pas dans ton tempérament. Tu toussotes doucement avant de prendre la parole, jetant un œil à ta mère, assise au premier rang, qui serre la main de son frère ; elle est complètement éplorée, et qui l’en blâmerait. - June était la jeune femme la plus forte que j’aie connu, elle ne se laissait jamais décourager et rendait tous les coups. Tu esquisses un sourire en repensant à ces dernières semaines pendant lesquelles, malgré le traitement qui l’assommait, elle était celle qui remontait le moral à tout le monde. - Elle avait des superstitions bizarres : siffler le soir portait malheur selon elle. Tu te souviens de l’avoir charriée des millions de fois à ce sujet, parce qu’en tant que grand-frère, tu n’aurais laissé passer aucune occasion de l’embêter. - Elle avait aussi cette drôle de manie de manger d’abord l’intérieur des Oreo, parce que c’était meilleur comme ça, ou bien de trier les M&Ms par couleur. Tu marques une pause malgré toi parce que ta voix s’étrangle à l’évocation de ces bizarreries que tu ne pourrais pas finir d’énumérer, mais tu dois faire bref. - Par dessus tout, elle détestait perdre et s’avouer vaincue, même aux cartes. Mais ce que je retiendrai, c’était sa capacité à voir les bons côtés de tout, et de tout le monde. Tu t’arrêtes parce que si tu continues, tu vas craquer. Ta mâchoire se crispe imperceptiblement pendant que tu conclues ton dernier hommage à ta petite tornade de sœur.

~ 2013, Chicago.
Tu marches d’un pas décidé, téléphone vissé à l’oreille, tu écoutes le compte rendu de ton avocat, tout en traversant le hall de l’hôtel. Tu as sous le bras un dossier rempli de CV et lettres de motivation, des jeunes sûrement bourrés de compétences qui ne demandent qu’à faire leurs preuves. - Je ne veux pas le savoir, s’ils ne voulaient pas en arriver là, ils n’avaient qu’à tenir leur langue. C’est comme ça, on a une réputation à tenir, point final. Tu n’es pas disposé à en écouter d’avantage, tes avocats n’ont qu’à se débrouiller, ils sont suffisamment bien payés pour ça. Dans ton bureau, tu parcours les candidatures, et tu fais rapidement un tri avant de composer le numéro du département RH. C’est la voix douce d’Olivia qui te répond. - J’ai des CV pour vous, des candidats à appeler pour des entretiens. Vous pouvez passez les chercher ? Normalement, c’est la supérieure de ladite Olivia qui prend ces décisions - avec toi - mais elle est en congé maternité, alors tu le fais. En plus, tu aimes lorsque tout est millimétré, sous contrôle. Tu as bien saisi pendant tes années en tant qu’assistant, que l’hôtellerie de luxe était un domaine où l’erreur n’était pas tolérée, et tu sais qu’il n’y a rien de pire qu’un travail mal fait. Tu n’as pas de patience et les secondes chances, ce n’est pas vraiment ton rayon. Tu consultes tes mails et ton agenda électronique ; une journée plutôt calme par rapport à d’habitude. Tu prends un moment pour savourer, tout ce chemin que tu as parcouru, tu en es fier, et tu ne t’en caches pas. Tu as pris ta revanche sur ces fils de PDG et de diplomates qui t’en ont tant fait baver à l’école primaire et au collège. C’est eux qui t’ont donné cette rage de réussir, ce sont leurs moqueries qui ont nourri cette volonté de ne plus jamais être celui qui doit compter au moment de chaque dépense, qui ne porte pas les fringues branchées et qui ne peut pas partir en classe de neige avec les autres.

Il te reste un quart d’heure avant d’aller accueillir un client important, une personnalité éminente du monde politique, un sénateur qui fait beaucoup parler de lui ces derniers temps et qui vient de publier un livre détaillant ses idées et ambitions, une sorte de programme politique avant l’heure des primaires. Il vient à l’hôtel pour deux jours, la presse sera là, il faut que tout soit parfait et tu tiens à tout superviser personnellement, comme te l’a appris ton mentor, celui qui occupait ce bureau où tu es assis, à l’époque où sa santé le lui permettait. Pendant le temps qu’il te reste, tu composes son numéro ; un sourire malicieux se dessine sur tes lèvres. Une sonnerie, puis deux, peut-être ne répondra-t-elle pas. Tu attends, bien obligé, et finalement sa voix un brin exaspérée s’élève. - Miss Andrews, j’espère que vous allez bien. Lances-tu d’un air enjoué et à la fois un peu enjôleur. - Vous joindrez vous à moi ce soir pour dîner ? Un tout nouveau restaurant vient d’ouvrir en centre ville.  

~ quelques semaines plus tôt, Chicago.
Suzie  Hopkins. Tu n’sais pas pourquoi, ni par quel artifice, mais depuis qu’elle est arrivée au Palace, cette nouvelle employée te trouble, elle a ce regard à la fois mutin et parfois enfantin, pétillant, farouche. Tu en as pourtant connu des femmes, mais aucune ne  t’as fait cet effet depuis elle. Et tu ne veux surtout pas retomber dans le piège, tu ne veux pas être vulnérable de nouveau, offrir ton cœur pour le voir piétiné sans ménagement comme après qu'elle t'a laissé en plan, choisissant le jour où vous aviez décidé de vous dire « oui ». Tu t’es juré que ça n’arriverait plus, que tu ne souffrirais plus à cause d'une femme, alors tu fais de sa vie un enfer, parce que tu ne sais pas faire face à ta propre humanité, trop longtemps étouffée. Pourtant, ce soir, tu n’as pas réfléchi, tu l’as vue dans ce couloir et tu as envoyé au diable ta méfiance, ton armure de glace ; coincée entre toi et le mur froid, tu l’as prise sans cérémonie.